Un intense parfum de cire parvient jusqu’à mes narines. Ensuite, le décor de miel et d’or se dévoile à mes yeux. D’abord le plancher brillant, puis les murs couverts de bois sculptés de motifs géométriques simples. Une table ronde en bois trône au milieu. La petite cheminée en marbre blanc ressort dans l’ensemble.
Je découvre le domaine de Malagar, à Saint-Maixant, qui abrite le Centre François Mauriac. Cet auteur bordelais du XXe siècle séjournait dans cette propriété familiale. Le centre dédié à la vie et à l’œuvre de l’écrivain a eu la gentillesse de m’inviter à une visite guidée personnelle dans le cadre d’un article que j’allais rédiger, pour un média, sur le lieu. Cependant, je n’ai lu aucun de ses livres. On m’en avait parlé et des personnes qui avaient visité Malagar m’en avaient dit du bien. Je savais aussi que sa famille appartenait à la bourgeoisie bordelaise. Ce qui m’attirait le plus dans ce lieu était la maison et le jardin en eux-mêmes, car ils symbolisent ce milieu. C’est donc dans l’impatience que je vivais les jours qui précédaient la date de ma venue.
Je vous raconte ce que j’ai appris sur l’homme et l’écrivain Mauriac. Découvrez aussi en quoi cette visite constitue une expérience culturelle unique.
Informations pour visiter le domaine de Malagar
- Comment s’y rendre ? Depuis Bordeaux, vous pouvez rejoindre Langon en train en 45 minutes. Ensuite, comptez environ ¾ heure à pied ou 10 minutes à vélo (il y a des montées). En voiture, le trajet depuis Bordeaux, qui passe par l’A62, dure 55 minutes.
- Quelles sont les heures d’ouverture ? Le domaine est ouvert d’octobre à mars, de 10h à 13h et de 14h à 17h30, et le samedi et le dimanche de 11h à 13h et de 14h à 17h30. D’avril à septembre, vous pouvez le visiter de 10h à 13h et de 14h à 18h, tous les jours.
- Comment le visiter ? Vous ne pouvez rentrer dans la maison qu’accompagné d’une guide. Plusieurs visites ont lieu chaque jour à heures fixes. Le circuit passe uniquement par le rez-de-chaussée (9 €) et, une fois par mois, inclut aussi l’étage (15 € pour la visite complète). Le parc et l’exposition située dans l’ancien chai se visitent en autonomie. Découvrez les prochains horaires de visite ici.
- Comment réserver ? Appelez le 05 57 98 17 17 ou envoyez un e-mail à accueil@malagar.fr.
Comment je me suis rendu au domaine de Malagar
7h30, un mardi : je sors de chez moi pour rejoindre à vélo la gare de Bordeaux. Sur place, des gens se dépêchent à la sortie de leur TER. Le quai où m’attend mon train est plus calme. Lorsque je rentre dedans, mon vélo à la main, j’ai la sensation que le voyage débute.
Les vignobles de la région des Graves défilent sous mes yeux. Après un trajet de 45 minutes, je sors à Langon. La petite ville semble s’éveiller, mais les voitures sont encore rares. Je me mets en selle et rejoins une route qui traverse des forêts et des vignes. Dans les virages serrés, il faut freiner pour anticiper les véhicules qui pourraient arriver en face. Par contre, j’accélère lorsque j’aperçois une montée, pour prendre de l’élan.
Dans le village de Saint-Macaire, un café apparaît. Je vais passer la matinée ici avant mon arrivée à Malagar, prévue à 14h. Je m’installe sur la terrasse abritée et poursuis la rédaction d’un article de blog. Ce lieu est idéal pour écrire. D’une part, parce qu’il me permet de changer de cadre. D’autre part, il se trouve en extérieur et je ne connais pas les gens qui se trouvent autour de moi. Sous mon stylo, les lignes remplissent les feuilles blanches. Elles forment le récit de mon stage de surf à Lacanau.
C’est l’heure de déjeuner. Je m’avance jusqu’à un muret qui va me servir de chaise, dans la rue de la mairie. Tout en mangeant dans un tupperware, j’admire la grande tour médiévale qui sert d’accès de la vieille-ville. Après avoir fini mon repas, j’emprunte cette porte majestueuse puis une étroite rue pavée. Des deux côtés, se trouvent des petites maisons pleines de charme, qui datent du Moyen Âge.
Soudain, une petite église, située au bord d’une muraille, me surprend. À l’intérieur, je découvre qu’il s’agit de l’église Saint-Sauveur, construite du XIIe au XVe siècle. J’imagine, comme souvent dans les édifices religieux anciens, les efforts qu’il a fallu déployer pour la construire. Ce genre de vieux bâtiment me rend admiratif du génie humain.
Puis j’avance sur l’herbe jusqu’au bord du rempart. Je m’attends à voir la Garonne par-dessus le muret, mais je découvre avec stupéfaction un ravin. En contrebas, j’admire des chevaux qui broutent dans un champ. Il y a des herbes vertes et jaunes, et autour du champ, des arbres de diverses espèces, de taille moyenne. Je sens aussi une odeur d’herbe fraîchement coupée.
Ensuite, je marche dans des rues en suivant un circuit jalonné de panneaux explicatifs. Sur ceux-ci se trouvent des informations sur l’histoire de ce village médiéval encore bien conservé. Je passe devant des petites boutiques d’artisanat logées dans des maisons anciennes, avant de revenir à la place principale.
De retour sur la route qui monte, je force sur mes jambes, mais ces efforts ne me fatiguent pas. En revanche, le soleil, qui vient d’apparaître, me réchauffe et me fait même suer sous mon k-way.
À ma gauche, une allée couverte de gravillons part de la route et mène vers un portail. Je lis l’inscription « Malagar ». Il n’est pas encore 14h. Le temps ensoleillé et le cadre champêtre m’invitent à poursuivre mon trajet. Après avoir passé le domaine, je roule donc sur les petites routes qui traversent les vignes. Je sens des odeurs épicées mêlées à une senteur de sous-bois humide. La pluie est tombée il y a à peu près deux heures.
À un carrefour, je remarque un panneau indiquant « Château Toulouse-Lautrec ». La région semble être appréciée des familles d’artistes. Peu après, je m’engage sur un sentier menant vers une propriété viticole, mais, après avoir regardé l’heure, fais demi-tour pour rejoindre le but de mon voyage.
Ma visite de Malagar : histoire, littérature et échanges avec une guide passionnante
En avançant sur le chemin en lacet qui mène à la bâtisse, l’atmosphère paisible et les herbes dorées m’accueillent.
Un bond dans le temps
Je vois une femme qui s’approche. Ce doit être la guide, Astrid.
– « Je suis originaire de Bordeaux, et le milieu familial de Mauriac éveille ma curiosité. Je n’ai jamais lu ses livres. Pourquoi ne font-ils pas partie du programme scolaire ?
– Après la mort d’un écrivain, il doit souvent s’écouler un certain temps avant que son œuvre ne soit enseignée ».
Elle s’exprime avec précision, articule bien et sa voix a un ton posé. Je me sens tout de suite le bienvenu dans ce lieu.
Malagar : la maison secondaire d’un écrivain célèbre
Né en 1885 à Bordeaux, François Mauriac est issu de la bourgeoisie bordelaise par sa mère et de riches propriétaires terriens en Gironde par son père. Il commence sa carrière littéraire par la publication d’un recueil de poésie, en 1910. En 1933, il entre à l’Académie française et près de 20 ans plus tard, reçoit le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre. L’écrivain était aussi journaliste et essayiste.
François Mauriac découvre le domaine de Malagar, une propriété viticole que son arrière-grand-père avait acquise au milieu du XIXe siècle, à l’adolescence, pendant des vacances. En 1927, il en hérite. L’auteur, qui vit à Paris, séjourne dans la propriété girondine à Pâques et pendant l’été, jusqu’aux vendanges. Bien qu’il n’y passe qu’une petite partie de son temps, il s’est beaucoup inspiré de l’atmosphère et du cadre de Malagar pour écrire ses romans. À sa mort en 1970, ses 4 enfants en héritent à leur tour et décident, en 1986, de donner le domaine à la région Aquitaine.
Devant mes yeux se dévoile le paysage champêtre qui entoure l’édifice. La guide m’explique que l’arrière-grand-père de Mauriac avait transformé Malagar en lieu de villégiature. Je me sens transporté au XIXe siècle, dans le milieu de la bourgeoisie bordelaise commerçante. Le silence est le mot qui me vient en tête lorsque je pense à ces familles. J’imagine une vie austère, dans laquelle le travail occupe une grande place. Se lancer dans l’écriture a dû être difficile pour quelqu’un de son milieu, car dans la bourgeoisie conservatrice, on ne devait pas voir d’un bon œil les métiers artistiques. Suivre les traces de son père et de ses ancêtres aurait été une voie plus facile, mais qui lui aurait moins plu. Ce contexte me rappelle celui d’un autre prix Nobel de littérature, l’Allemand Thomas Mann. Celui-ci était né dans une famille de riches commerçants de Lübeck. Mon hôte ajoute que Bordeaux était à l’époque une cité bourgeoise et repliée sur elle-même, et précise que Mauriac la trouvait « triste et belle ».
Elle me dit aussi que le grand-père de Mauriac a fait des aménagements importants. Il a notamment acheté des tilleuls et a installé un verger. Dans ce milieu, posséder une propriété viticole dans la campagne girondine devait être la norme.
Après ces explications, Astrid me fait rentrer dans la maison par la cuisine. Dès que je me trouve à l’intérieur, je suis surpris par la diversité des équipements et des ustensiles. Par ailleurs, la pièce est plus simple et austère que je l’avais imaginé. Même si elle devait être très bien équipée pour l’époque, cette cuisine me semble assez banale.
« C’était l’espace des domestiques, qui sont des personnages secondaires dans ses romans ».
Deux détails retiennent mon attention. Tout d’abord, dans l’arrière-cuisine se trouve une souillarde, un espace où on gardait les plats au frais. Ensuite, je vois, posées sur une table, 3 bouteilles de vin du château Malagar dans un support en fer. Ces deux éléments viennent du passé. Ils me rappellent que la maison est meublée exactement comme au temps de Mauriac. Ce sont ses effets personnels que je vois aujourd’hui. De plus, je me sens être dans l’anti-chambre de l’espace où vivait François Mauriac, puisqu’il ne devait pas se rendre si souvent ici.
Faire une expérience immersive sur le lieu de travail de François Mauriac
Ensuite, je pénètre dans la salle à manger. Sa décoration soignée tranche avec la pièce précédente. Le bois, présent partout, lui donne caractère cosy qui me donne envie de m’y attarder. Quand je pense à une demeure bourgeoise, ce genre de décor me vient en tête.
Je me tais pour écouter la présentation. Cependant, il est difficile de suivre tout ce que me dit Astrid, tellement les informations sont denses. Pour m’aider à les intégrer, je retranscris ses paroles sur mon petit carnet. Elle fait notamment référence à certains de ses romans : « On peut parcourir Malagar un livre de Mauriac à la main, comme Le Nœud de vipères. On retrouve dans ses romans l’atmosphère d’introspection et de rétrospection ».
Nous avançons jusqu’à un salon, où l’auteur écrivait jusqu’à ce qu’il fasse construire son bureau, en 1937. Soudain, je vois la guide manipuler sa tablette numérique, puis éteindre la lumière. Un manuscrit apparaît sur le mur. Je remarque que les lignes ont très peu de ratures : « Mauriac écrivait ses romans en trois semaines. Il avait une grande force de travail ».
Je l’imagine, un stylo à la main pendant plusieurs heures, sans lever les yeux de ses feuilles.
Cette explication me fascine, moi qui ai du mal à coucher mes pensées sur le papier. De plus, j’ai tendance à raturer mon manuscrit pour trouver la bonne formulation. Pourtant, ce n’est pas une bonne chose à faire. C’est pour cette raison que j’essaie de ne pas réfléchir lorsque je ponds la première version. En d’autres termes, il ne faut pas viser la perfection. J’ai encore du mal à suivre ce conseil de Stephen King, qu’il partage dans son livre Écriture : Mémoires d’un métier.
L’ambiance à la fois cosy et champêtre du domaine, qui semble protégé de l’extérieur, me plaît. Je me dis qu’écrire ici doit être idéal, parce que j’ai remarqué par le passé que les endroits à la fois au calme et dans la nature me convenaient. De plus, à l’époque de Mauriac, deux des principales distractions de notre temps n’existaient pas : le smartphone et les réseaux sociaux. Ces obstacles, si faciles d’accès, ralentissent la production de mes contenus rédactionnels. Comme c’est le cas pour la lecture, l’écriture demande plus d’efforts que de regarder une vidéo sur son smartphone ou scroller sans but sur un réseau social. D’après moi, éliminer ces outils permet d’écrire plus vite. C’est pour cette raison que j’ai activé, il y a plusieurs mois, le mode silencieux de mon téléphone. Cela m’évite d’être dérangé par le moindre message ou appel.
La guide poursuit son partage d’informations détaillées au fil de notre conversation : « Mauriac était un bon commerçant de son œuvre. Il vendait ses manuscrits à des collectionneurs ». Il avait donc hérité du sens du commerce familial.
Elle ajoute un exemple : « Le manuscrit de Thérèse Desqueyroux se trouve à Austin, au Texas ».
Alors que nous échangeons dans une pièce, d’autres contenus apparaissent sur les murs. À l’aide de sa tablette, elle peut en choisir parmi un grand nombre, ce qui sous-entend que chaque visite est différente. Je regarde une archive vidéo de l’INA sur une interview de l’auteur, puis vois un dessin d’enfant. Je reconnais qu’il s’agit de son portrait. Ce dispositif numérique donne une plus-value à la visite. La combinaison des effets personnels de Mauriac, les commentaires de la guide et les contenus projetés rendent l’expérience immersive.
Nous pénétrons dans le bureau. Cet endroit, où je m’imagine l’écrivain travailler, me semble confortable, mais assez dépouillé pour ne pas créer de distraction. Dans le même temps, d’après moi, il est impressionnant qu’une telle œuvre aie pu sortir de cette petite pièce assez banale.
Par ailleurs, il y a des portraits de lui, une pendule, une commode et une belle méridienne. Les objets qui viennent d’une autre époque rendent l’atmosphère historique. Je trouve cette immersion dans le milieu du XXe siècle fascinante, notamment parce que c’est sans doute la période historique que je connais le mieux.
L’accompagnement enrichit ma visite
Dans l’escalier qui mène à l’étage, je demande à mon hôte d’où vient son intérêt pour François Mauriac.
« Je l’ai découvert pendant mes études littéraires. Après avoir lu plusieurs de ses romans, le coup de foudre s’est confirmé. Ensuite, j’ai commencé une thèse sur l’écrivain ».
Savoir qu’elle a consacré sa vie professionnelle à un auteur m’impressionne. C’est autre chose que d’apprécier lire les livres d’un écrivain dans son temps libre.
Par ailleurs, la façon dont elle partage avec moi, depuis plus d’une heure, ses connaissances, m’indique qu’elle aime ce qu’elle fait. Elle le confirme : « J’ai la chance de faire un métier passion ». Il me semble que c’est une situation rare. Je l’admire, car elle a dû faire preuve de beaucoup de patience et de persévérance pour y arriver, notamment parce qu’il n’y a pas beaucoup de postes de guide au centre François Mauriac.
En ce qui concerne ma relation personnelle avec le sujet des métiers passions, elle est compliquée, puisque je ne considère pas avoir de passion. Cependant, je m’intéresse à de nombreux sujets, comme l’histoire et les langues étrangères. J’aime aussi les voyages, et surtout ceux qui nourrissent l’esprit et invitent aux rencontres et à la découverte de la culture locale. J’écris sur ces centres d’intérêt sur ce blog, que j’ai lancé pour faire une activité qui me plaît.
Lorsque nous arrivons à l’étage, je me sens privilégié. D’une part, parce que cette partie du bâtiment est ouverte à la visite depuis seulement deux ans. D’autre part, elle ne se visite qu’une fois par mois, dans un but de conservation.
Nous rentrons dans une chambre. J’y découvre deux lits simples séparés. Ce détail pratique m’amuse. À l’époque, les couples devaient préférer dormir à l’écart l’un de l’autre pour ne pas se déranger. Mon regard se porte aussi sur le parquet, en bon état. Il doit dater des années 1950 ou 1960.
Depuis une fenêtre, j’observe les cyprès majestueux qui s’alignent devant le ciel bleu. Quelle vue !
« Il a planté des cyprès et des peupliers d’Italie. Ils lui rappellent la Toscane, et la petite forêt de pins lui fait penser à Saint-Symphorien ».
Elle a déjà évoqué ce lieu au début de la visite. Ses parents y avaient fait édifier un chalet de vacances qu’il a fréquenté pendant sa jeunesse.
Cela éveille ma curiosité :
– « Est-ce qu’il aimait voyager ?
– Il a fait quelques voyages, en Angleterre, en Suisse et en Italie notamment, mais ce n’était pas un grand voyageur ni un aventurier ».
Je me dis que les Bordelais de son temps aimaient trop leur région pour passer du temps à l’étranger.
Le jardin est un écrin qui protège la maison et lui donne une atmosphère de paix et de sérénité. Le domaine me fait même penser à un îlot de modération et de culture littéraire au milieu d’un océan champêtre plus terre-à-terre. Cette combinaison d’intellectualité et de labeur manuel crée d’après moi un bon équilibre. Cependant, l’activité physique manquait dans la vie de Mauriac : « Ce n’était pas un grand sportif », me répond Astrid lorsque je l’interroge à ce sujet. Cela m’amène à m’imaginer ne pas faire de natation, de surf ni de vélo, ce qui me serait très inconfortable.
Après avoir emprunté un étroit couloir, nous rentrons dans une petite chambre. C’est là que logeait un officier allemand pendant l’occupation. Mauriac lui avait fait croire qu’il s’agissait de la plus grande de la maison. J’entends l’experte citer l’écrivain – « les temps innommables » – pour décrire cette période. Sa capacité à tirer des extraits de ses écrits pour illustrer les différents aspects de sa vie et du domaine m’impressionne. On dirait presque qu’elle connaît chaque ligne de ses textes. Je me dis que les visites fréquentes l’aident à entretenir ses connaissances.
En pensant à cela, je me demande si je peux en faire de même avec mes livres préférés : À l’ouest, rien de nouveau, Les Buddenbrook ou Un gentleman à Moscou. J’ai du mal à trouver. Certains extraits me reviennent, sans que je sois sûr de l’exactitude de mes souvenirs.
Lorsque nous sortons tout en discutant, je suis content de rejoindre le magnifique jardin. J’entends le bruit de la tronçonneuse, maniée par le jardinier qui taille les grandes haies. Nous nous avançons près des charmilles, les allées majestueuses, jusqu’à un petit banc en pierre. Depuis ce point de vue, j’admire les rangées de vigne en contrebas et, au loin, la vallée de la Garonne.
Après avoir visité une grande partie du domaine, je me demande si une maison d’écrivain similaire existe en France. D’après la guide, ce n’est pas le cas. Celle de François Mauriac est restée dans son jus. En d’autres mots, on la découvre comme à l’époque où il a vécu. Par ailleurs, les contenus numériques alimentent et enrichissent l’expérience. Elle propose une sorte de réalité non-virtuelle : « C’est une rareté et c’est le fruit de la générosité des Mauriac. Il y a la maison de Louis Aragon et Elsa Triolet en région parisienne, mais des cordelettes séparent le visiteur des objets ». Soudain, je repense à la maison de Toulouse-Lautrec. Astrid m’apprend qu’il n’y a plus rien d’authentique, contrairement à Malagar.
Ce qui rend aussi le lieu unique est sa programmation culturelle. Le dépliant que je tiens dans les mains me donne un aperçu des évènements qui s’y tiennent. Le centre promeut toutes les formes de culture, qu’elle soit musicale, littéraire ou cinématographique. J’ai envie d’assister à certains d’entre eux pour en savoir plus sur un aspect particulier de la vie ou de l’œuvre de Mauriac. Cela serait sûrement plus digeste qu’une longue visite de plusieurs heures, qui, bien que fascinante, met ma concentration à rude épreuve.
Une fin de visite centrée sur le Mauriac engagé
Puis, nous rentrons dans l’ancien chai, où je découvre une exposition sur la vie de François Mauriac. De nombreux objets sont disposés derrière de longues vitrines placées des deux côtés de la grande pièce. Il y a notamment des articles de journaux qu’il a écrits, des effets personnels et des photos.
« Il est pigiste et écrit donc beaucoup ».
Cette activité de journaliste a renforcé sa proximité avec les évènements de son époque, ce qui fait de lui un observateur du XXe siècle. Cela le rend d’autant plus fascinant à mes yeux. Cette profession, que j’exerce, me plaît aussi, notamment pour cette raison : rester informé de l’actualité.
Dans la pièce sombre, ma concentration décroît et je ne porte que peu d’attention à l’exposition permanente. Je préfère discuter avec Astrid. Celle-ci me présente certains de ses engagements, notamment contre la guerre, dans la Résistance, puis pour la décolonisation : « C’est le 1er écrivain à avoir dit qu’il fallait arrêter la torture pendant la guerre d’Algérie ». Cela m’étonne qu’un homme soit aussi proche de tous les grands moments de son siècle. Par ailleurs, il a dû se positionner contre les opinions dominantes. J’imagine aussi qu’il était à contre-courant de son milieu.
Pour résumer, cet écrivain, dont je ne connais pas l’œuvre, semble avoir été une figure importante et influente de son époque. À nouveau, je me demande pourquoi on ne m’a pas parlé de lui à l’école. Ses livres sont sûrement peu accessibles pour des élèves de collège ou de lycée. Comme me l’a dit la guide, pour comprendre l’œuvre de Mauriac, il est préférable de l’étudier pendant ses études ou après.
Ces engagements demandent de la modération. C’est une qualité qui a beaucoup de valeur à mes yeux, et c’est pour cette raison que j’admire Mauriac. La cultiver demande des efforts et du temps. Il faut s’informer, acquérir un esprit critique et aller au-delà des messages simplistes qu’on peut trouver sur Internet. Le caractère modéré de l’écrivain me rappelle Alain Juppé, qui a lui-même témoigné de son admiration pour la modération de Montesquieu, dans un livre.
Par ailleurs, la clairvoyance de sa pensée, qui paraît juste de nos jours, me fascine. Comment a-t-il pu avoir ces prises de position humanistes ? Sa foi a joué un grand rôle : « Il ne se définissait pas comme un écrivain catholique, mais plutôt comme un catholique qui écrit des livres », m’explique la guide.
Cette partie du domaine me rappelle qu’il a publié de nombreux essais. Ceux-ci m’intéressent plus que ses romans. D’après moi, un des principaux attraits de la lecture est de comprendre comment des gens pensaient il y a plusieurs décennies ou siècles. Par exemple, je lis en ce moment Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, de Stefan Zweig. Cet essai autobiographique, écrit en 1942, raconte la montée du nazisme à travers le regarde d’un intellectuel de cette période. Savoir comment il voyait les choses à cette période me fascine.
Nous repartons vers l’entrée. Il est 17h30 et le soleil brille toujours. Je me sens joyeux et rempli d’informations. Par ailleurs, j’ai nourri mon esprit et me suis évadé, dans le temps et dans l’espace. À part peut-être le château de Montesquieu à La Brède, je ne me rappelle pas avoir visité une maison qui était à ce point dédié tout entier à la ville et à l’œuvre d’un homme.
Même si lire pour la 1ère fois un roman de Mauriac ne fait pas partie de mes priorités, cette visite m’a incité à le faire, au moins pour retrouver l’atmosphère de Malagar. Je lirai un de ses livres, et peut-être que j’y prendrai goût.
Avez-vous déjà visité une maison d’écrivain ? Si oui, laquelle ? Qu’en aviez-vous pensé ? Dites-le en commentaires !
Je remercie Astrid d’avoir pris le temps de me partager tant d’informations sur le domaine, de façon si interactive et conviviale. La visite était plus un échange qu’une présentation sous forme de monologue.
Bien que je connaisse Malagar et l’ai visité à plusieurs reprises, ton éclairage Pierre m’a intéressée de même que les informations données par Astrid et dont tu te fais l’écho. Merci pour les recoupements avec d’autres écrivains qui élargissent l’intérêt de ton article.
Malagar a vraiment de multiples attraits qui s’enrichissent de la campagne environnante de la vallée de la Garonne, et différents dans le dénuement de l’hiver, l’explosion du printemps, la langueur de l’été ou le
rougeoiement de l’automne.
J’ai lu avec grand intérêt cet article, notamment parce que je suis un grand amateur de Mauriac, de ses romans mais aussi de ses réflexions sur la foi catholique. Je trouve très juste de faire le lien entre sa foi et ses prises de position humanistes.
Mauriac a une grande admiration pour Pascal dont il cite et introduit une pensée, qui me marque beaucoup, de la façon suivante :
« … aucune vérité plus centrale, plus déterminante que celle-là n’aura été nulle part exprimée en moins de mots, mais si justes, si bien articulés et ordonnés que cette pensée de Pascal m’apparaît comme le point de perfection atteint chez nous par l’écriture et par la pensée. L’extrême à la fois de la profondeur et de la limpidité. L’esprit le moins délié peut entrer dans ce raisonnement qui lui livrera la clé de tout. »
Puis la pensée de Pascal :
« Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connait tout cela, et soi ; et les corps rien.
Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toute leur production ne valent pas le moindre mouvement de charité ; cela est d’un ordre infiniment plus élevé.
De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée ; cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on ne saurait tirer un mouvement de vraie charité ; cela est impossible, et d’un ordre surnaturel. »
C’est un thème majeur pour Mauriac qu’il exprime aussi dans une scène du « Mystère Frontenac » : « Dans l’ordre affreux du monde, l’amour introduisait son adorable bouleversement. C’est le mystère du Christ et de ceux qui imitent le Christ »
Pour finir je voudrais signaler les profondes analogies que je trouve entre Mauriac et Katzantzaki : tous les deux ont écrit des romans et des ouvrages à caractère religieux notamment « Vie de Jésus » pour Mauriac et « La dernière tentation » pour Katzantzaki. Pour tous les deux, la lutte de la chair et de l’esprit est un thème majeur.